dimanche 4 février 2018

Commémorer, c'est bien plus que célébrer

Tribune publiée dans L'Humanité le 2 février 2018.

Les polémiques autour des enjeux sociaux et politiques des cycles de plus en plus intenses de commémorations et des hommages nationaux et étatiques à telle ou telle personne se multiplient au fil des années au rythme d'une démultiplication de ces modalités particulières de faire récit et de faire vivre des mémoires. Nous étions un certain nombre à nous réjouir, au CVUH comme ailleurs, de la suppression du nom de Charles Maurras de la liste des commémorations nationales pour l'année 2018, à la suite du débat et de l'émotion légitimes provoqués par la prise de conscience de la présence du fondateur de l'Action française dans cette liste. Nous avons été étonnés de lire dans le numéro du Monde daté de mardi 30 janvier une justification de la présence sur cette liste de Charles Maurras, nationaliste fanatique et anti-républicain militant, de la part de deux des historiens membres du Haut Comité aux Commémorations nationales, Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, et encore plus étonnés de découvrir l'argumentation visant à la légitimer.

Pour ces historiens, commémorer ne serait pas célébrer, et donc ne reviendrait pas à légitimer l'antisémitisme, la xénophobie, l'anti-protestantisme, l'anti-maçonnisme fondamentaux de ce penseur de l'extrême droite monarchiste, dont les idées et les actes ont joué un rôle particulièrement délétère aussi bien dans la vie politique que dans la vie intellectuelle et sociale de la France et de l'Europe, de la période de l'Affaire Dreyfus aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Notre étonnement est d'autant plus fort que Jean-Noël Jeanneney anime une émission hebdomadaire intitulée Concordance des temps sur France Culture, dans laquelle il interroge la circulation entre le passé et le présent, et que Pascal Ory, auteur de nombreux ouvrages ayant trait à la vie politique et culturelle de la France, a réfléchi depuis de nombreuses années sur la question des commémorations aussi bien que sur le phénomène de la collaboration. Nous apprenons au passage que si le mot " célébrations " a été remplacé par le mot " commémorations ", ce serait pour éviter les ambiguïtés et " l'impossibilité qu'il y avait à 'célébrer' Céline ", référence à la polémique qui a eu lieu en 2011, suite à l'inscription de Louis-Ferdinand Céline sur cette même liste des commémorations nationales. Il n'y aurait donc en revanche aucune difficulté à le commémorer, lui l'auteur de pamphlets ignobles, comme à commémorer Charles Maurras, lui dont le journal justifiait pendant la Seconde guerre mondiale, sous la plume de Michel Déon qui fut son secrétaire, le fait d'aller au STO par opposition à l'acte d'aller rejoindre le maquis, et dénonçait les résistants comme étant des terroristes, sans parler de l'antisémitisme continuellement entretenu. Pire, en refusant comme d'autres la commémoration de Charles Maurras, nous serions les uns et les autres en contradiction avec nous-mêmes, qui n'acceptons pas l'oubli et encore moins la négation des crimes commis au nom de la France. Et il s'agit bien là d'histoire, autant que de mémoire.

Pourtant, ces arguments nous semblent entretenir une certaine confusion, au nom même de la clarté et de la complexité historiennes. Tout d'abord, il n'est pas certain intellectuellement ni nécessaire moralement qu'une nation, ou un groupe social quelconque, doive absolument célébrer ou commémorer des événements pas plus que des humains décédés ou des œuvres du passé. Il n'y a là qu'un ensemble variant de constructions historiques et anthropologiques qui ne sont en aucun cas les garants d'un bien-être commun, voire qui peuvent être l'occasion de fractures et de division. Mais si on en fait le choix, il ne peut s'agir que d'événements, d'actes, d'êtres ou d'œuvres doués d'un sens éthiquement fort et positif, en adéquation avec les valeurs communes proclamées par une société (en l'occurrence pour la République française, sa devise : liberté, égalité, fraternité). A ce titre, la multitude des figures et des événements présents dans la liste des commémorations  à venir pose de nombreuses questions, au-delà du cas de Charles Maurras. Tout d'abord, cela n'exclut en rien la complexité des existences, des pensées et des actes, cela n'exclut pas l'analyse des moments sombres, mais à la condition de ne pas confondre un événement et un être humain. La complexité d'une situation n'est pas le choix d'un sujet humain confronté à l'événement. Commémorer la rafle du Vel d'hiv, l'affaire Dreyfus, la Saint-Barthélémy, selon l'exemple choisi par Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, ce n'est pas célébrer ni commémorer le lieutenant colonel faussaire Henry, Philippe Pétain, Pierre Laval ou Charles IX ; cela ne souffre aucune ambiguïté, d'autant que le travail d'histoire et de mémoire a eu lieu. En un mot, il s'agit de se souvenir d'événements, de conflits, de luttes, qui sont constitutives d'une mémoire collective et d'une histoire collective dont nous devons assumer les antagonismes.

Commémorer Maurras quel sens cela aurait-il eu ? Parce qu'ensuite, selon les mots de Pascal Ory, commémorer, c'est plus que célébrer. Et en effet, la palette de la notion de commémoration, nettement plus large que celle de célébration, englobe non seulement les actes officiels de célébration, mais encore toutes les manifestations publiques, toutes les publications, dans un sens ou dans l'autre, qui accompagnent potentiellement une commémoration, puisque nous ne sommes pas sous un régime de dictature autoritaire. Il ne saurait alors être question de censure. Comment donc empêcher préventivement ou a posteriori des actes de réhabilitation de Charles Maurras et de la mouvance idéologique qui l'a accompagnée ? Comment donner un sens éthique à cette commémoration, à côté de celle de Couperin, parmi d'autres exemples, et alors que la préface du livre des commémorations invite au plaisir de la découverte ? Il est étrange que ces deux historiens, connus et chevronnés, aient négligé le risque de légitimation d'un tel nom diffusé dans l'espace public au nom même de l'Etat-nation. La mouvance d'extrême droite, qui n'a de cesse de se faire entendre et de s'abstraire des interdits et des barrières éthiques et juridiques élaborées depuis la Seconde guerre mondiale, n'en demandait pas tant. Qui plus est, alors qu'il a été difficile de faire comprendre ce en quoi la " dédiabolisation " du Front national n'était qu'une stratégie électorale qui recouvrait le même fonds idéologique dangereux, un tel choix aurait semblé apporter une caution intellectuelle à cette stratégie. Enfin, le contexte international, et tout particulièrement en Europe de l'Est, comme les exemples polonais et hongrois ne cessent de nous le rappeler, vient souligner que les ambiguïtés mémorielles et historiennes, officielles ou non, servent aujourd'hui avant tout à cacher des entreprises de réhabilitation d'un nationalisme autoritaire, fermé, xénophobe et antisémite, qui a régné dans tout l'est de l'Europe dans les années 30 avant de triompher grâce à l'expansion de l'Axe, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un renouveau dont la parenté avec l'Action française de Charles Maurras n'est plus à démontrer. Il n'est nul besoin d'une commémoration nationale pour lire Charles Maurras de façon critique et pour prendre connaissance de son influence. Il y a suffisamment de publications et de travaux universitaires pour cela. Mais il est nécessaire d'éviter tout risque de réhabilitation, ce qu'une commémoration officielle n'aurait pas manqué de produire.

Le CVUH

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